Une expérience du langage
Ouvrez un dictionnaire, choisissez deux mots qui commencent par la même lettre, mettez-les l’un à côté de l’autre en les espaçant peut-être très légèrement et observez ce qui se passe dans votre cerveau. Une construction en miroir s’élabore. Les deux éléments du couple commencent par se refléter, puis se confrontent, s’entrechoquent, se repoussent, se répondent, se modifient, se déconstruisent, s’amalgament, se précipitent, s’aimantent, se résistent. Devant cette association de deux mots, le cerveau réagit, un champ magnétique fluctuant s’installe, les prémisses d’une nouvelle pensée s’élaborent. Deux arborescences de sens se contaminent et nous introduisent à un nouvel espace imaginaire. Fabienne Verdier a élaboré ce projet autour de 22 couples de mots, qui sont autant d’invitations au lecteur ou au visiteur pour qu’il dessine son atlas de la mémoire personnel.
Une méthode
Fabienne Verdier a d’abord consigné sur des carnets d’atelier des images, dessins, collages, mots, réflexions ou citations qui ont peu à peu tracé des cartographies imaginaires et fait émerger des analogies inattendues entre les œuvres d’art et les formes de la nature. Puis, elle a créé un laboratoire qui lui permettait de travailler sur des résines polyesters translucides, pendant que des caméras disposées sous la surface de sa table en verre, captaient les mouvements des pinceaux. Ces 85 films ont ainsi enregistré la création des esquisses peintes qui allaient servir d’outils conceptuels pour créer les tableaux.
Le dictionnaire
22 cahiers insérés dans le corps de l’édition du cinquantenaire du Petit Robert proposent une lecture en trois temps. Chaque couple de mots est d’abord proposé sous forme d’anagramme, afin que le lecteur déchiffre et se réapproprie le langage. Le tableau se découvre dans un second temps, après avoir ouvert et déplier le cahier pourvu de volets, selon la composition en triptyque ou en quadriptyque de l’œuvre peinte. Les tableaux sont « dissimulés », car Fabienne Verdier tenait à ce que les images ne perturbent pas le gris typographique qui fait la beauté singulière du Petit Robert. Chacune de ces expériences typographiques et picturales est ponctuée, sur la dernière page du cahier, par un texte poétique d’Alain Rey.
Une exposition
« République des dictionnaires » depuis le XVIe siècle, Genève est au cœur de l’histoire de la lexicographie. C’est pourquoi la Bibliothèque de Genève organise au Musée Voltaire une exposition conçue comme un laboratoire qui permet au visiteur d’appréhender le cheminement de la pensée et des formes, tant du philosophe des Lumières que de Fabienne Verdier et Alain Rey. Elle permet de découvrir des manuscrits et éditions originales de Voltaire, des peintures réalisées pour le dictionnaire, et les films qui ont servi d’esquisses pour imaginer la forme de ces couples de mots. L’expérience du langage présente comment, du XVIIIe siècle à nos jours, les mots nous permettent de vivre, fraternellement, avec le monde qui nous entoure car, sans eux, celui-ci nous demeurerait opaque.
Un livre
En parallèle de cette exposition et de l’édition du cinquantenaire du dictionnaire, Albin Michel et les éditions le Robert ont décidé de publier avec la Bibliothèque de Genève un ouvrage qui montre les coulisses de la rencontre et du travail entre Alain Rey et Fabienne Verdier. C’est un voyage aux sources de l’inspiration, au croisement de la lexicographie et de la peinture, où se dessine à deux voix un labyrinthe de la pensée, des formes et des mots. Le texte d’Alain Rey entre en écho avec les tableaux, avec des photographies du travail dans l’atelier et avec les planches des carnets d’atelier. Cette « polyphonie » littéraire et artistique est structurée en cinq grands ensembles – les relations analogiques, les forces du monde, la musique, le chant de la terre et le cosmos.